On ne cesse de dire, et c’est vrai, que le festival de Glastonbury a été créé en 1970 par Michael Eavis. On ne cesse d’évoquer la mythique deuxième édition du festival, en 1971, où Andrew Kerr avait réussi à organiser un festival ambitieux, et gratuit, avec un line-up prestigieux. Mais, tout ce que tout le monde semble oublier, c’est que la première édition de 1970 avait été catastrophique, et que Michael Eavis s’était pris un bouillon monumental, et que la deuxième édition n’avait en fait rien à voir avec la première, et n’avait été en somme qu’une semi-réussite. Personne après 1971, ne parlait plus du festival de Glastonbury, si ce n’est peut-être pour la toute petite minorité de chanceux qui y avaient participé, pour évoquer de jolis souvenirs. Et surtout, rien ne pouvait laisser penser que Glasto pourrait un jour devenir ce qu’il allait devenir aujourd’hui. Ce festival qui n’avait jamais atteint la notoriété, semblait voué à un oubli définitif.
Sans doute l’épisode du festival impromptu de 1978 a donné des idées à tous les protagonistes de la Glastonbury Fayre de 1971, et c’est sur l’instigation d’Arabella Churchill, qui reprend contact avec Bill Harkin, que l’idée d’une Glastonbury Fayre 1979 prend naissance. 1979 ayant été proclamée année internationale de l’enfance par les Nations Unies, ils décident donc d’axer cette nouvelle édition du festival sur cette thématique. Tous deux se sont installés dans la région, et pour organiser cette nouvelle édition, ils se tournent naturellement vers la Worthy Farm de Michael Eavis. Ce dernier contracte un emprunt, en engageant sa ferme comme garantie, afin de pouvoir couvrir les dépenses. L’idée des organisateurs est de financer, avec les bénéfices du festival,des œuvres caritatives dédiées à l’enfance. L’affiche reste modeste, si l’on compare à la période actuelle; Peter Gabriel, Steve Hillage, Mother Gong, Tim Blake, John Martyn , Tom Robinson, UK Subs, Sphynx, Sky, Footsbarn Theatre, Nona Hendryx, Alex Harvey, Leighton Buzzards, The Pop Group/The Slits and The Only Ones. Thématique enfance oblige, un espace de jeu est créé pour les enfants, l’ancêtre de l’actuel Kidz Field pensé par Arabella Churchill, ne disparaîtra plus jamais du festival. Glastonbury est probablement le tout premier festival à disposer de ce type d’espace, et c’est un point qui en fait la particularité. Alors que tous les autres festivals, sont de gros concerts destinés à un public adulte exclusivement, Glastonbury cultive sa culture issue des communautés hippies, et les enfants y sont donc naturellement présents. Par ailleurs, toujours à l’initiative de l’organisatrice, du théâtre fait son apparition au festival. On amorce là, une autre spécificité de Glastonbury, qui n’est pas seulement un festival de musique, mais de tous les arts. Le line-up est modeste, il n’y a qu’une scène, qui n’est absolument pas pyramidale, il faut le noter, mais pour le reste, les bases de ce que le festival de Glastonbury va devenir, sont bel et bien là. C’est le début de l’ère moderne.
Il semble admis que cette édition ait été, pour la toute première fois, parfaitement organisée. Le festival se déroule sur trois jours du mercredi 20 au vendredi 23 juin, pendant le solstice comme en 71, et attire 12 000 personnes. C’est donc une réussite, cependant, les £5 que chaque festivalier ont payé ne couvrent pas totalement les frais engagés, et le festival est en déficit. Pourtant, les organisateurs mettent un point d’honneur à verser tout de même des fonds aux œuvres caritatives pour l’enfance, qu’il était prévu de financer. Michael Eavis se voit pourtant dans l’obligation de rembourser une part de l’emprunt qu’il a effectué, raison pour laquelle il n’y aura pas de festival l’année suivante, en 1980. Mais il n’abandonne pas l’idée d’en organiser une nouvelle édition, simplement il va mettre à profit l’année 1980 pour trouver des solutions au problème économique. On notera en passant que cette édition de Glastonbury 1979 se déroule au moment du solstice en même temps que le free festival de Stonhenge qui a lieu, lui du 15 au 27 juin. Cela crée une rivalité temporaire entre les tenants des free-festivals, et les organisateurs de Glasto, les premiers accusant les seconds d’intentions mercantiles.
Cette année 1979 clôt l’ère proto-historique de Glastonbury, qui tout au long de la décennie des années 70, si l’on omet le festival impromptu de 1978, n’a vu en tout et pour tout que 3 festivals; le Pilton Pop Blues & Folk festival de 1970, et deux Glastonbury Fayre en 1971 et 1979. Ces trois festivals qui ont eu lieu sur les terres de la Worthy Farm, ont été fondateurs de ce qu’il va devenir désormais. Reste désormais à trouver un équilibre financier. Comme cela avait été le cas en 1970, c’est Michael Eavis qui reprend les commandes du festival sur ses propres terres. On va voir reparaitre la pyramide de 1971, ainsi que nombre de protagonistes de cette édition vont refaire surface. On va garder le principe des actions caritatives de l’édition 1979, c’est même un point essentiel dans l’organisation économique future. Par ailleurs, suite à cette dernière édition, l’année de jachère de 1980, va devenir un principe récurent, et pas seulement pour soulager la terre. Fréquemment subies dans les premiers temps à causes de nombreux avatars qui vont survenir pendant des années encore, elle vont servir aux organisateurs à réfléchir posément pour résoudre nombre de solutions. Si ces jachères vont devenir régulières, dans les premiers moments de l’histoire de Glastonbury, elles n’auront rien de délibéré. C’est donc le cas en 1980 où nous reprenons notre histoire.
Lors de l’année de pause 1980, l’équipe se réorganise, et en particulier Michael Eavis prend enfin la tête de l’organisation. Arabella Churchill, Bill Harkin, et Thomas Crimble, les anciens de 71 sont toujours là. Mais surtout, 10 ans plus tard, 1981 voit le retour d’Andrew Kerr parmi l’équipe. Afin de résoudre la problématique économique, et surtout de ne pas supporter les risques financiers à titre personnel, Michael Eavis décide de se tourner vers le CND pour organiser le festival. Le CND « Campaign for Nuclear Disarmament« , est une association dont l’objectif est de luter contre la surenchère nucléaire qui oppose principalement les Etats-Unis et l’Union Soviétique en pleine guerre froide. De façon plus générale, le CND est un mouvement pacifiste dont le logo, est connu de tous, mais peu savent qu’il représente exclusivement cette association, croyant qu’il s’agit d’un signe pacifiste générique.
Michael Eavis, réussit à convaincre les membres du CND d’être les organisateurs officiels du festival, en leur garantissant qu’il y aura des bénéfices, et que ceux-ci iront à l’association. Il propose aussi de placer le logo du CND au dessus de la scène. Le festival est alors baptisé Glastonbury CND festival. L’idée de Michael Eavis, est d’utiliser le réseau du CND pour faire la publicité du festival, et ainsi en faire la promotion à un grand nombre de personnes qui sont susceptibles de se sentir en phase avec les valeurs post-hippies du festival. Par ailleurs, il fait remarquer aux membres du CND, que leur association est ancienne (elle a été créée en 1953), qu’il faut en renouveler l’image et y attirer un public plus jeune. Un festival comme Glastonbury peut créer la tribune idéale pour effectuer une telle promotion auprès d’un public à priori bien disposé à des thèses pacifiques. Si en plus le CND peut en tirer un bénéfice économique, que demander de plus?
Pour ce qui est de la scène, il est décidé de reconstruire une pyramide, comme en 1971. Ce doit être une structure solide, et pérenne qui doit rester en place toute l’année en servant, entre deux festivals, de grange à foin pour les vaches. Michael Eavis déclare administrativement la construction comme bâtiment à usage agricole, ce qui lui évite de demander un permis de construire. Pour la bâtir, il a récupéré gratuitement des poteaux électriques qui vont en constituer l’armature, le tout est recouvert de tôle ondulée. Le travail commence sous les ordres de Bill Harkin, le concepteur de la précédente pyramide, qui décline en cours de route la responsabilité de construire cette nouvelle scène. Il considère en effet que les matériaux employés ne sont pas adéquats. Il est remplacé par Tony Andrews, son bras droit, précédemment plutôt dédié aux problématiques de sonorisation. La scène est finalement construite par une équipe d’une vingtaine de bénévoles. Mais le logo du CND n’est pas installé comme promis au sommet de la pyramide, il est posé sur le côté de la scène. D’une part certains parmi l’équipe d’organisation voient d’un mauvais œil cette collaboration avec le CND qu’ils trouvent ringards. D’autre part, ce logo gigantesque est très lourd, et il est compliqué de le monter tout en haut de la structure dans les temps. A la place une plaque circulaire, plus légère, représentant un soleil, y a été placée.
De son côté Arabella, continue son travail destiné à promouvoir d’autres activités que musicales. Le champ destiné aux enfants est reconduit, le programme de théâtre est étoffé. Elle programme aussi des animations dans les allées, du type théâtre de rue. Des ateliers d’artisanat sont aussi mis en place, préfigurant le futur crafts field. C’est aussi la première année où un cinéma est mis en place en soirée dans la tente théâtre. Tout ce qui fait la spécificité de Glasto, aujourd’hui, en marge de la scène musicale, est là en cours de gestation.
La programmation 1981 est très classique, suivant les standards du Glastonbury de l’époque: Aswad, Decline and Fall, Gong, Gordon Gilltrap, Ginger Baker, Hawkwind, John Cooper Clarke, Judy Tzuke (qui ne viendra pas), Matumbi, Nick Pickett,Robert Hunter, Roy Harper, Supercharge, Taj Mahal, Talisman, New Order, Rab Noakes, The Jazz Sluts, The Sound , Hinkleys Heroes, Beverley Martin, Chicken Shack, Pete Drummond.
Avec une seule scène et juste trois jours de festival, le line-up est assez court, et nombre des noms précédents sont peu connus actuellement, mais tout de même c’est déjà pas mal. Par ailleurs Glasto garde son style post hippie, et certains artistes sont spécifiques de ce style on peut noter en particulier la présence des habitués du festival Gong et Hakwind. Le vendredi, la soirée se termine avec Robert Hunter (désigné par Jerry Garcia, leader de Grateful Dead, comme membre du groupe qui ne monte pas sur scène avec nous). Il est suivi de Roy Harper resté relativement inconnu mais qui sera cité comme référence par Gilmour ou Syd Barret de Pink Floyd, Kate Bush, ou Jimy Page. Pour finir, la soirée Ginger Baker, ancien batteur de Cream est attendu. La transition entre les deux artistes donne lieu à un épisode mémorable, impensable de nos jours. Alors que Roy Harper est en train de terminer son tour, Ginger Baker, impatient déboule sur scène avec sa batterie qu’il installe en essayant délibérément de mettre fin au show en cours. Harper, s’interrompt et interpelle Baker: « hé qu’est ce que tu fous? », l’autre répond: « vas te faire foutre, tu es là depuis un putain de trop long temps, connard ». Alors Harper pousse la batterie de Baker du pied, ce dernier s’énerve et une bagarre commence sur scène, entre les deux hommes. Le public se met à huer l’intrus, et certains lancent des bouteilles et des pierres. L’une d’entre elles vient frapper Ginger Baker au front. Harper interrompt son concert, visblement très énervé, et Baker enchaîne avant de partir se faire soigner à la fin de son propre show. Le samedi, on note la présence de New Order, qui deux ans après la mort de Ian Curtis tourne pour promouvoir son premier album post Joy Division. Il sont suivis par Hawkwind, LE groupe de Glastonbury, qui tient la tête d’affiche. Dimanche, la soirée débute avec Gong, autres habitués déjà de Glastonbury, et se termine avec le bluesman Taj Mahal.
Le festival est un succès, il attire 18 000 personnes, à £8 la place, et pour la première fois de son existence génère £12 000 de profits, qui tombent dans l’escarcelle du CND. Il aura donc fallu attendre 11 ans, et la 4eme édition pour que le festival prenne enfin ses marques, et soit enfin une réussite complète. A ce moment Michael Eavis vit la chose avec plénitude, et ne souffre plus des angoisses qu’il avait subi lors des éditions de 1970 ou 1979. L’événement est sur de bons rails pour continuer à exister dans la durée. Ce que les protagonistes de ce récit ne savent pas encore, c’est quels avatars ils vont devoir subir par la suite, et que les choses ne vont pas se dérouler aussi simplement. Mais aussi, ce dont ils ne se doutent certainement pas, c’est qu’au tournant du millénaire, Glasto va devenir le festival le plus couru du Monde. Pour l’instant nous sommes bien loin de tout ça, et Glastonbury n’est qu’un petit festival naissant, comme bien d’autres, et qui pourrait bien disparaître du jour au lendemain, comme bien d’autres, qui va entrer dans une première phase de croissance, c’est lobjet du Chapitre 8 – L’ère CND.